Le débat
(NdA : dans cet article illustré, mon rôle sera joué par Fantômette)
Prenons un sujet bien brûlant. L’avortement, par exemple.
En général, un débat sur l’avortement, ça donne ça :
Et ça dure des heures, et ça n’aboutit qu’à renforcer chacun et dans sa position, et dans sa certitude que l’autre est un monstre.
Sinon, ça pourrait aussi se passer comme ça :
Et ça peut continuer le temps que ça prendra, mais ça s’arrêtera dès qu’ils auront déterminé exactement sur quelle notion profonde de la situation ils divergent et divergeront toujours. Et peut-être ne garderont ils pas une très bonne estime l’un de l’autre, mais au moins, ils ne se prendront pas respectivement pour des monstres.
Dans mon premier exemple, chacun présentait ses arguments en rapport avec le problème qui l’intéressait. Le pro-avortement se soucie du droit des femmes, et en particulier de ceux qu’une grossesse non désirée leur enlèvera. Le pro-vie, lui, se soucie de la vie du futur enfant. Aucun des deux ne s’intéresse à la problématique de l’autre et ne répond aux arguments de l’autre, puisqu’ils sont sans rapport avec leur propre problématique. Ont-ils conscience de ne pas parler de la même chose ? L’un deux a peut-être remarqué que l’autre ne lui répond pas, mais ça ne garantit pas qu’il conscientise de quoi parle l’autre au lieu de parler de ce qui l’intéresse, et quand bien même il le ferait, il ne prendra sans doute pas le risque d’aborder le sujet de l’autre, de peur de n’avoir plus aucune chance d’intéresser l’autre à son sujet. Peur qui, d’ailleurs, pourrait bien être fondée.
Dans le deuxième exemple, les deux interlocuteurs prennent ce risque de répondre au sujet de l’autre, et de s’éloigner du leur. Du coup, il y a un véritable échange, échange qui n’aboutit pas nécessairement à ce qu’un des deux soit convaincu par l’autre, mais échange qui permet à chacun de comprendre pourquoi, exactement, l’autre a cette position ; quelles sont ses vraies motivations, quelles sont les vraies raisons de son parti pris, et de savoir exactement sur quel point il faut travailler pour faire avancer sa cause. Dans le cas qui nous occupe, le pro-vie a pu expliquer son respect des droits des femmes, son attitude n’étant dictée que par la priorité qu’il donne en cas de conflit d’intérêt. Le débat a pu se diriger vers le vrai point de divergence, à savoir la question du fœtus devant, oui ou non, être considéré comme un individu déjà existant et ayant déjà des droits. A partir de là, qu’il aboutisse ou non, le débat n’est pas stérile, puisque les deux interlocuteurs ont su identifier sur quel point ils divergeaient.
Pourquoi je raconte tout ça ?
Parce qu’il m’est arrivé, quand j’essayais de réfléchir à pourquoi les gens ont un comportement intolérant, et que je faisais part de mes réflexions, qu’on me réponde :
Parce que je vois fleurir sur Internet les blagues à public restreint du style « Le bingo du féministe », « Le bingo du Cinéma est politique », « Le bingo du végétarien » (note : je trouve les arguments de ce dernier mieux choisis que ceux des deux autres, mais je n'en désapprouve pas moins le concept), blague consistant à lister tous les arguments du parti adverse auquel on n’a pas l’intention d’apporter une réponse constructive, parce qu’on les considère comme sans intérêt ni pertinence. Bien que je sois la première exaspérée d’avoir à m’entendre sortir toujours les mêmes contre-arguments dans un débat, d’autant plus s’il s’agit d’un argument auquel j’ai déjà répondu juste avant dans la conversation, et bien que je n’ai pas toujours la patience de répéter pour la énième fois la raison de ma position sans qu’elle ait l’air d’être entendue, si je devais faire une liste des contre-arguments qui me découragent, ce ne serait pas pour en rire, et certainement pas pour le diffuser sur Internet, où les personnes pour qui ces arguments ne sortent pas de nulle part mais sont l’aboutissement d’une réflexion poussée peuvent les lire. Pas que j’ai spécialement peur de leur faire de la peine (quoi que), mais parce que je n’aime pas être ridicule.
Déjà, qu'est-ce qui fait qu'un contre-argument mérite, ou non, qu'on y réponde ? En ce qui me concerne, ce qui fera que je renoncerai à répondre à un contre-argument, ce sera d'y avoir déjà répondu auparavant (dans la même conversation ou dans une autre avec la même personne) et de constater que mon interlocuteur ignore (délibérément ou non) ma réponse. Ou alors que ça ne soit pas un contre-argument, mais une réflexion sur une autre problématique que celle que je suis en train de traiter, mais dans ce cas, autant avertir mon interlocuteur qu'on n'est pas en train de parler du même sujet. Ce n'est pas dans la nature même de l'argument que se trouve le manque de pertinence et d'intérêt, mais plutôt dans l'attitude du débattant lui-même. Hors, l'exercice du bingo ne porte pas sur cette attitude elle-même, mais sur le fond du discours, qui, lui, pourrait très bien être discuté, si l'interlocuteur avait de la bonne volonté. (note : c'est d'ailleurs ce qui fait que le bingo du végétarien me semble mieux fait que les deux autres, les arguments qu'il relève sont d'avantage des attitudes que des idées)
Essayez d'imaginer, à présent, le désespoir de quelqu'un, qui, en toute sincérité, veut communiquer avec vous, vous expliquer la raison de son attitude et pourquoi ne pas être d'accord avec vous ne fait pas de lui une horrible personne. Il vous sortira, de manière réfléchie, l'un des arguments qu'on a répertorié sur la liste, et vous vous contenterez de répondre "Bingo" sans réfléchir plus avant à ce pourquoi cet argument lui est venu. Autant pour la communication.
Ce genre d'initiatives manifeste une intention de n’en avoir rien à foutre ni de ces personnes, ni des raisons pour lesquelles elles ont la position qu’elles ont, et ce indépendamment de leur degré de bonne volonté.
Hé bien, je pense qu’il faut en avoir à foutre. En avoir à foutre ne veut pas dire approuver. On peut être très en colère contre quelqu’un, et en même temps comprendre ses motivations, ce n’est pas incompatible.
Bon, c’est sur que si ses motivations ne nous ressemblent pas, les comprendre demande un effort, et c’est un effort qu’on n’est pas prêt à faire pour quelqu’un envers qui on est en colère. Mais tout de même, de base, il faut en avoir à foutre. Il faut même être mal à l’aise de voir les gens agir d’une manière qu’on ne comprend pas, et désirer une explication.
Il m’est arrivé également qu’on me réponde « laisse tomber, la motivation c’est [insérer ici un diagnostic bien freudien, impliquant les mots « pénis » « domination » « privilège » ou autre mot clef indispensable à tout discours « progressiste »] ». Ok, c’est une hypothèse. Mais pour faire des hypothèses, il faut observer l’autre, il faut écouter l’autre, voir si ça colle, et même si ça colle, se méfier et garder cette hypothèse dans l’étagère « hypothèses » du cerveau, faire très gaffe à ce qu’elle ne tombe pas par mégarde dans l’étagère « certitudes ».
Débattre avec l’autre, prendre le risque de répondre à ses arguments et voir ce qu’il a à répondre, c’est encore le meilleur moyen de juger ce qu’il a dans la tête. Mais ça ne peut marcher qu’à deux conditions. La première, c’est que lui aussi prenne le risque de répondre exactement à ce qu’on lui dit, au lieu de rester sur sa position sans écouter. La deuxième est qu’il ne triche pas, ne mente pas, ne soit pas hypocrite. Malheureusement, ça, c’est sa part du travail, on ne peut rien y faire s’il décide de ne pas la faire. Mais au moins, on aura pris le risque, et sur toutes les tentatives qu’on fera, il y en aura bien une pour réussir. Ce n’est peut-être pas grand-chose, mais c’est mieux que ce qu’on obtiendra en restant soi-même sur sa position, ou en trichant et mentant soi-même.
Puisque ce pourquoi on se bat, c’est que chacun ait le même droit à la parole, il est temps qu’on prenne le risque d’avoir de vrais débats.
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