Ce moment terrible où il a raison
Ce qu’il peut vous saouler, cet ami d’ami que vous êtes obligé de rencontrer régulièrement, d’écouter poliment, de traiter avec amabilité, et qui s’est fixé pour mission de vous expliquer combien vous êtes un incroyable salaud. Vous faites tout ce que vous pouvez pour vous trouver le moins possible en sa présence, mais c’est compliqué, il est très proche de vos proches, et à moins de vous couper de vos proches, vous ne pouvez pas vous couper de lui. Au départ, vous essayiez de vous défendre, de démentir, d’expliquer les vraies raisons de votre conduite, mais il n’écoutait pas vos protestations. Les vraies raisons de votre conduite, il s’en foutait, le fait que vous vous sentiez obligé de les expliquer, ça prouvait juste que vous n’étiez pas en paix avec votre conscience. Et, inlassable, il continuait à vous expliquer la gravité de ce que vous faisiez et les raisons pour lesquelles vous le faisiez. Il était même très étonné, et offusqué, que vous vous froissiez ainsi d’être traité de salaud machiste, homophobe et raciste à longueur de temps. Ca aussi, ça prouvait bien que vous n’étiez pas en paix avec votre conscience. Vos amis communs ne voyaient rien, ne se doutaient de rien, ou souffraient de vous voir si remonté contre quelqu’un qu’ils appréciaient. Vous aimez vos amis, alors vous avez fini par vous résigner. Vous évitez ce gars autant que vous pouvez, et quand il est là, vous vous contentez de hocher la tête sans rien dire en essayant de ne pas entendre ce qu’il dit, en essayant de ne pas l’entendre démonter tout ce que vous êtes et en quoi vous croyez, au nom de valeurs que vous n’auriez jamais eu l’idée de remettre en question si vous n’aviez pas rencontré ce type. Evidemment, c’est dur de convaincre ses oreilles de ne pas entendre. Vous prenez sur vous. Vous en serez quitte pour étouffer pendant des jours et des jours de colère rentrée.
Et voilà que ça vous est tombé dessus sans prévenir. Merde. Merde. Pour une fois, l’anecdote qu’il vient de vous raconter est réellement scandaleuse. Il s’agit réellement d’un crime d’intolérance. Il a réellement raison de s’insurger contre.
C’est une sensation affreuse. Ce sale type a raison. Ce sale type, habitué à dénoncer des crimes imaginaires, de préférence pour vous en accuser, dénonce cette fois quelque chose qui est réellement scandaleux. Qu’il vous accuse comme d’habitude de contribuer, par votre passivité, à cette situation, passe encore. Vous avez votre conscience pour vous, et vous savez que même si vous étiez le plus grand champion de la tolérance et de l’égalité que la terre ait jamais connu, vous seriez encore en dessous des exigences de ce gars. Ce n’est pas ça, le problème. Le problème, c’est que pour une fois, il a raison. Ce n’est pas un crime imaginaire qu’il dénonce. C’est un crime existant. Un crime dont vous devez vous scandaliser. Contre lequel vous devez vous mobiliser. Et cet affreux jojo l’a vu avant tout le monde, justement parce qu’il passe son temps à traquer ce genre de crime partout où on ne les cherche pas. En quelque sorte, cet événement lui donne raison d’être ce qu’il est, raison de vivre dans un monde où vous êtes le plus fieffé des salopards, raison de passer son temps à vous expliquer pourquoi vous l’êtes.
Et ça, vraiment, vous n’en avez aucune envie. Vous avez plutôt envie de vous convaincre qu’il affabule, comme d’habitude. Ce serait quand même surprenant qu’un taré pareil se mette à dire des choses justes. D’ailleurs, sur le moment, en l’écoutant, vous aviez décidé qu’il délirait, comme toujours. C’est juste après, dès que vous avez eu le temps d’y penser plus d’une seconde, que vous avez réalisé. « Hé, mais, c’est réellement scandaleux, ce qu’il raconte, cette fois ».
Pour votre confort, il faudrait que vous vous cachiez cet état des choses. Que vous décidiez que le scandale n’existe pas ailleurs que dans sa tête. Qu’un con pareil ne peut jamais avoir raison, même pas hasard. MAIS IL NE FAUT PAS.
Il ne faut pas laisser cet imbécile vous pourrir la tête. Si vous avez eu la force morale de réaliser qu’exceptionnellement, son discours n’était pas infondé, ayez la force morale d’accepter cet état des choses. N’ayez pas peur d’être scandalisé. Mobilisez vous contre l’injustice. Ne pensez pas à qui l’a porté à votre connaissance.
Non, ça ne lui donne pas raison pour toutes les autres fois où il décortiqué une par une chacune de vos habitudes quotidienne pour vous démontrer qu’elles sont empruntes d’intolérance. Non, ça ne vous donne pas raison de penser que vous êtes aveugle, fainéant, et effrayé d’avoir à renoncer à votre confort. La seule chose sur laquelle il a raison, c’est que ce crime-là, qu’il a dénoncé cette fois-là, était bien un crime. Un crime dont vous ne deviendrez responsable qu’à partir du moment où vous aurez décidé de le tolérer. Un crime dont il ne deviendra responsable qu’à partir du moment où il vous aura convaincu, par son attitude, de le tolérer. Un crime qui n’a, pour l’heure, rien à voir ni avec lui, ni avec vous, et que votre conscience vous dit de dénoncer, même si l’autre personne qui le dénonce est une personne qui vous est foncièrement antipathique.
Si ça peut vous aider, ne vous dites pas qu’il a raison. Dites vous que quoi qui le scandalise dans ce crime, ça ne sera jamais ce qui est réellement scandaleux, puisque ce type ne connait pas la réalité. Vous si, alors ne vous en coupez pas. Dénoncez le crime. Scandalisez vous, parce que dans la réalité, la vraie, pas celle de ce gars, ce crime est aussi un crime.
Si vous avez encore besoin de vous rassurer, pensez que vous avez fait ce que lui n’a pas fait : envisager que votre interlocuteur puisse avoir raison. L’envisager avec suffisamment de bonne foi pour vous en rendre compte quand c’est le cas. Et que vous pouvez, maintenant, avoir le courage de le reconnaître à voix haute et vous mobiliser pour ce qui correspond à votre intime conviction de la justice et de l’équité.
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