La mauvaise presse à soi-même
Pourquoi les crocodiles
Reparlons plus en détail du projet Crocodile. La BD suscite bien des passions, que ce soit des réactions haineuses ou des apologies passionnées. On en dira ce qu’on voudra, mais elle a le mérite de ne laisser personne indifférent. Quand on veut faire dans la sensibilisation, c’est plutôt un bon point, non ? A voir.
Le principe est simple, il s’agit de la mise en BD de témoignages de femmes sur une agression subie par elles. L’anecdote est racontée de manière aussi exacte possible, sans dramatisation ni fioriture, ni même parti pris narratif. Une scène prise sur le vif.
Ok. Témoignages, représentation exacte, neutralité du narrateur, je vois l’intérêt. Faire réaliser au public non informé que les agressions sexuelles, ça existe, et qu’en tant que tiers, on doit intervenir quand ça arrive. Peut-être faire réaliser aux victimes qu’elles ne sont pas seules, aussi ? Non, dans ce cas, une BD de témoignage ne serait pas aussi appropriée qu’un groupe de discussion. Considérons plutôt que la cible, c’est le public non informé. Donc ceux qui n’ont jamais vécu ce genre de truc, ni en tant qu’agresseur, ni en tant qu’agressé.
Et sinon, au fait, pourquoi ça s’appelle le projet crocodile ?
Ah oui, je vous ai pas dit. Le dessin est joli, assez simple, et réaliste, mais il n’y a vraiment qu’un seul parti pris graphique marquant. Tous les hommes sont dessinés avec des têtes de crocodiles. Non, pas tous les agresseurs. Tous les hommes. Tous.
Ah, oui, tout de suite, ça fait moins envie. Et ça tendrait à penser que les seuls destinataires de la BD sont les femmes, puisque les hommes, même ceux qui n’ont rien fait, sont rangés dans la même catégorie que les agresseurs. Ok, donc le but de la BD est de dire « attention, Mesdames, le monde est vraiment dangereux, pour vous, si vous n’avez pas encore été agressée, ne vous en réjouissez pas, ça ne saurait guère tarder ! » ?
Non, quand même pas. Parce que la BD contient des conseils. Déjà, des conseils aux victimes pour leur expliquer comment se défendre, se protéger. Et puis des conseils aux témoins… Ah oui, les témoins. Uniquement les témoins féminins, du coup ? Les témoins masculins, ils ne peuvent pas intervenir, puisque de toute façon, ils sont tout aussi crocodiles que l’agresseur.
Ben, non. Exceptionnellement, dans cette page de conseils au témoins, les hommes autres que l’agresseur sont dessinés en hommes, ils sont tout au plus coloriés en vert s’ils refusent d’intervenir. Donc, si, des hommes sont censés lire cette BD, et l’auteur a suffisamment conscience du caractère insultant de son parti pris graphique pour y renoncer au moment où il a vraiment besoin de s’adresser à eux.
Bon, ok, là, je suis complètement perdue. Pourquoi, pourquoi, pourquoi les crocodiles ?
La BD est objectivement pleine de qualités. J’aime le dessin. La colorisation en noir et blanc permet de rehausser le caractère froid des situations, mais ce n’est pas sombre pour autant. Le trait doux atténue la violence du récit, et renforce l’idée de situation quotidienne et réaliste. Le parti pris narratif totalement neutre est exactement celui qu’il faut pour qu’on y croie.
Et il n’y a pas de manichéisme. Les comportements des femmes ne sont pas présentés comme étant plus irréprochables, les comportements des hommes ne sont pas représentés comme plus diaboliques, les choses sont dites telles qu’elles sont.
Les conseils sont pertinents, et constructifs. On ne se contente pas d’entretenir la paranoïa, on donne des solutions. Et le ton n’est jamais accusateur envers qui que ce soit. Le narrateur garde sa position neutre.
Alors vraiment, pourquoi, pourquoi, pourquoi les crocodiles ?
Ces crocodiles, c’est vraiment le seul aspect agressif, accusateur, insultant de la BD. Et pourtant, c’est l’aspect que l’auteur souhaite qu’on retienne, puisque c’est celui qui apparaît dans le titre.
Venant d’une femme, traiter les hommes de crocodiles, ça serait franchement déplacé. Par bonheur, l’auteur est un homme. Je ne vous l’avais pas précisé ? Bien sûr que non, je ne vous l’ai pas précisé. Vous croyez que ça a de l’importance, pour moi, que celui qui s’exprime contre les agressions subies par les femmes soit un homme ou une femme ?
Ca en a pour l’auteur, en tout cas, parce qu’il s’excuse d’en être un. « On peut me reprocher d’être un homme, et ce serait normal, reconnaît-il. Peut-être que sans avoir vécu personnellement ces histoires, je pourrais les déformer sans m’en rendre compte. C’est pourquoi je fais à chaque fois relire l’histoire par la personne qui me l’a envoyée. »
Non, ça n’en a aucune. Une agression, c’est un crime. N’importe qui doit le dénoncer, n’importe qui est concerné par le fait qu’un crime ait eu lieu. Et personne n’a le droit de profiter de la dénonciation pour insulter les tiers qui n’ont rien fait.
Je ne fais pas partie de ces gens qui s’imaginent que les hommes ne peuvent pas comprendre parce qu’ils sont des hommes. Tout le monde sait ce que c’est qu’un crime, tout le monde sait ce que c’est que souffrir, alors tout le monde peut comprendre ce que c’est que de se faire agresser. Je ne fais pas non plus partie de ces gens qui s’imaginent qu’on a le droit de tenir des propos injurieux contre un groupe de personnes si on fait partie de ce groupe. Traiter les hommes de crocodiles, c’est une insulte. Ca en reste une même si elle est lancée par un homme. Si je me mettais à clamer que les femmes feraient mieux de renoncer à avoir une place dans la société et retourner à la cuisine est-ce que ce serait moins insupportable à entendre que si j’étais un homme ? Non. Le sexisme, c’est mal, même quand on est sexiste envers son propre sexe.
Donc, au risque de me répéter, pourquoi, pourquoi, pourquoi les crocodiles ?
Selon un défenseur dont je n’arrive plus à retrouver l’article de blog, il s’agit en fait de montrer le climat de paranoïa dans lequel sont obligées de vivre les femmes qui ne peuvent pas prévoir d’avance qui va les agresser ou pas. L’argument me convaincrait si je n’avais pas lu la BD. Tout ce qui fait son intérêt est son aspect réaliste, sa parfaite objectivité. Elle ne campe absolument pas le climat de paranoïa fantasmagorique dans lequel est obligée de vivre une femme qui craint d’être agressée. Au contraire, elle campe les faits comme ils sont, elle permet de se rendre compte que ça arrive à n’importe qui, de n’importe quel manière, qu’il y a différents niveaux de gravité, différents niveaux de traumatisme, différents niveaux de souffrance. Cette BD BRILLE par son objectivité. Aucun climat de paranoïa n’y est transcrit. Dans ce contexte, si les hommes sont représentés comme des crocodiles, c’est qu’ils sont réellement, quelque part, crocodiles, parce que tous les autres éléments qui constituent la BD sont exacts.
Sur le site du Lombard (éditeur de la version papier), on lit cette autre explication : « [..] dans le Projet Crocodiles, même les types sympas sont montrés en crocodiles, tout comme ils jouissent de certains privilèges, sans même s’en rendre compte. » Ok, nous y revoilà, avec l’éternel question des hommes qui, même s’ils sont de bonne volonté, sont oppresseurs quand même.
Bien, bien, bien. Alors déjà, jouir de certains privilèges, ok, ça arrive. Ne pas s’en rendre compte, ça arrive aussi. Doit-on être insulté pour ça ?
Peut-être, mais à plusieurs conditions. Le fait qu’on jouisse de privilèges fait-il souffrir directement quelqu’un ? Si oui, en a-t-on été informé ? Si oui, est-on prêt à renoncer à ses privilèges ou à les partager, pour faire cesser la souffrance ? C’est seulement en cas de réponses positives aux deux premières questions et négatives à la dernière qu’on mérite de se faire insulter. UNIQUEMENT dans ce cas. Qui a pris la peine de poser ces trois questions à tous les « privilégiés » que le Projet Crocodile traite de crocodiles afin de vérifier qu’ils méritent vraiment d’être traités de crocodiles ? Personnellement, je ne le ferai pas non plus. Trop de boulot. Du coup, je ne les dessinerai pas en crocodile.
Et bon, quand bien même, ceux qui méritent d’être dessinés en crocodile, a-t-on un intérêt à les dessiner en crocodile ? Ca ne les fera pas changer, et leur attitude suffit à montrer ce qu’ils sont.
Que retenir de tout ça ?
Que tout est bon dans cette BD sauf son projet de départ. Que je ne blâmerai, du coup, pas ceux qui l’aiment, mais que je ne blâmerai pas non plus ceux qui la trouvent offensante. Que personnellement, j’essayerai de ne retenir que le bon, et de faire l’impasse sur le mauvais.
L’auteur écrit dans sa préface qu’en tant qu’homme sensibilisé aux problèmes des femmes, il peut se mettre à la place de tous les protagonistes, et je le crois, parce que personne n’est caricaturé dans ces récits.
Je ne juge pas, je ne condamne pas, je persiste seulement à ne pas comprendre. Pourquoi, pourquoi, pourquoi les crocodiles ?
Pourquoi il faut écouter les avertissements
Ici Londres, les féministes parlent aux féministes.
Le discours qui va suivre est garanti 100% sans ironie ni sarcasme, l’auteur a réellement essayé de se mettre à la place des personnes à qui elle essaye de s’adresser, et de partir de ce qu’elle imagine de leur expérience pour essayer de les convaincre.
Vous vous exprimez sur Internet et vous êtes féministe. Avec raison, vous êtes fiers de l’être. C’est une fort belle cause que l’égalité des droits.
Pourtant, dès que vous affirmez fièrement votre féminisme, vous vous heurtez à des silences gênés, voire des ricanements, quand ça n’est pas carrément de l’agressivité.
Alors, vous, naturellement, vous vous dites que vraiment, y a des gens cons dans le monde, que le patriarcat est encore bien vivant, que cette personne est mal informée, qu’il faut que son monde soit sacrément restreint pour qu’elle ignore que les femmes ont été opprimées injustement pendant des siècles et subissent encore mille et une violences et humiliations aujourd’hui. Ou alors que cette personne est trop contente de cet état des choses pour vous laisser lutter contre, que de toute façon, on ne vous agresserait pas si vous n’aviez pas visé juste, si vous n’étiez pas réellement une menace pour les privilèges, bref, vous avez tout un tas d’explications toutes prêtes à la question « mais pourquoi cette réaction négative quand je parle de mon féminisme ? »
Et du coup, vous ne vous la posez pas. Pas réellement.
Il faut dire que si vous la posiez à votre interlocuteur, il y a fort à parier qu’il n’y répondrait pas non plus, qu’il soit aussi mal disposé à vous répondre que vous à le lui demander. Pourtant, des indices peuvent vous êtes donnés à d’autres occasions.
Par exemple, dans les commentaires d’un article, d’un tumblr ou de n’importe quelle publication dont vous êtes l’auteur et où vous avez informé le monde de la situation des femmes aujourd’hui. On vous dit, plus ou moins posément, plus ou moins diplomatiquement que les hommes ne sont pas aussi diaboliques que vous le dites et que là, tout de même, vous exagérez un peu. Vous êtes outré parce que vous n’exagérez pas. Ce que vous dénoncez, c’est des faits, vous le savez, et vous n’avez rien dit des hommes qui ne soit vrai, vous le savez aussi, vous vous en rendriez compte, si vous vous trompiez. Vous ne voyez pas ce qu’il y a de blâmable à dire la vérité, d’autant que si vous ne le faites pas, rien ne changera jamais. Alors, si votre interlocuteur tient à s’enfermer dans le déni, tant pis pour lui. Vous avez des siècles d’Histoire pour prouver ce que vous avancez. Lui, il a quoi ?
Mais, dans ce cas précis, vous objecte-t-on, les choses sont loin d’être aussi graves. Vous savez que vous devriez rester calme, mais tant de mauvaise foi vous choque. Bien sûr, qu’elles sont aussi graves ! Rien n’est anodin, rien. Si on ne traque pas le sexisme dans le moindre des gestes quotidiens, jamais on ne l’éradiquera. C’est trop facile de céder sur les petites choses, mais de petites choses en petites choses on entretient la culture de l’oppression des femmes.
Alors votre interlocuteur vous explique qu’il ne sera jamais féministe, qu’il ne hait pas les hommes, qu’il est pour l’égalité.
« Mais t’as rien compris au féminisme, lui répondez-vous, faut pas écouter la propagande du patriarcat, le féminisme c’est pas chercher la domination des hommes par les femmes. Le féminisme, c’est chercher l’égalité des hommes et des femmes ».
Vous ne vous demandez pas qui véhicule cette « propagande du patriarcat »
comme quoi le féminisme, c’est la haine des hommes. Vous ne vous demandez surtout pas si c’est vous.
Car, en toute sincérité, vous ne pouvez pas envisager que ce soit vous. Vous ne faites que dénoncer des inégalités qui existent. Ce n’est pas prôner la haine, ça ! Ce n’est pas insulter, les seuls qui prétendront le contraire sont soit des crétins, soient des salauds décidés à saboter votre action. Pourtant…
Pourtant, il y en a vraiment beaucoup. De plus en plus. Et parmi eux, des gens qui, jusqu’alors, vous avaient semblé gentils et intelligents. Comme vous
vous êtes trompé sur eux…
If only feminists could remember that… |
C’est donc que vous pouvez vous tromper, non ? C’est donc que vous ne vous en rendez pas forcément compte, quand vous vous trompez ? Et si ce n’était pas sur les gens que vous vous trompiez ? Et si c’était sur votre interprétation des faits, des gestes d’autrui ? Et si parmi toutes les personnes que vous avez accusées, certaines étaient meilleures que vous l’imaginiez ? Et si certaines étaient carrément innocentes ? Et si d’autres étaient simplement inconscientes ? Et si, même pour les personnes qui sont réellement coupables, il y avait un intérêt à comprendre les mécanismes qui les ont poussées à commettre ce qu’elles ont commis ? Et si on trouvait, de cette manière, le moyen de déjouer ces mécanismes, et de prévenir, plutôt que de guérir ? Et si, quand bien même il n’y aurait pas d’intérêt à faire ça, ce coupable était juste un cas isolé qui ne peut pas être généralisé ? Et si le fait qu’une personne se soit mal conduite ne justifiait pas qu’on rejette toute une partie de la population sous prétexte qu’elle a un vague caractère en commun avec la personne qui s’est mal conduite ?
Ce dernier point vous parle sûrement, parce que ça vous énerve sûrement quand on rejette l’ensemble du féminisme à cause du comportement de deux trois extrémistes dont, vous le savez, vous ne faites pas partie.
En tout cas, ça vaudrait peut-être le coup d’écouter les avertissements. Non, vous n’avez pas à accepter qu’on vous agresse et qu’on vous insulte, bien sûr, mais tout en refusant la violence, vous avez la possibilité d’écouter les arguments et de vous interroger sur leurs fondements avant de décider qu’ils sortent du nulle part.
Parce que comme le disait l’autre, rien ne se perd, rien ne se crée,
tout se transforme.
Il n’y a pas de sombre divinité appelée le Patriarcat qui manipule les esprits depuis sa cité engloutie sous la mer. Parce que les hommes de moins de cent ans ne sont pas responsable de ce qu’on a fait il y a cent ans, que les hommes de moins de cinquante ans ne sont pas responsable de ce qu’on a fait il y a cinquante ans et que les hommes de moins de trente ans… Bon, vous avez pigé le truc. Parce que « Les hommes » ce n’est pas un groupe homogène où rien ne distingue l’un de l’autre, pas plus que ne le sont « les femmes » ou même « les féministes ». Parce que l’incompréhension du féminisme par le grand public est une réalité, et qu’il faut envisager qu’elle soit due à une stratégie de communication inadaptée à la réalité des choses.
Alors oui, je vous parle de stratégie de communication alors que vous, vous vous battez pour améliorer le monde, mais souvenez-vous, la conversation que vous venez d’avoir sur twitter/ tumblr/facebook/votre blog, vous l’avez déjà oubliée, pour vous il ne s’agissait que d’une prise de bec de plus avec un connard de plus, mais votre interlocuteur, lui, il s’en rappelle. Il sait qu’il n’est pas un connard, et il voit qu’il n’y a pas moyen de vous en convaincre. Alors, toute autre personne que vous appellerez connard, il décidera qu’elles sont comme lui, innocentes. Et un jour, il se retrouvera à prendre la défense de quelqu’un qui est réellement un connard, ou d’une idée qui est réellement malsaine.
Bien sûr, je n’ai aucune preuve qu’il y ait un lien de cause à effet entre la réapparition de sexisme décomplexé, de racisme décomplexé, d’homophobie décomplexée dans notre société et le fait que vous vous exprimez sur internet sans réfléchir à votre stratégie de communication. Mais avouez que c’est étrange que cette apparition coïncide pile avec le progressif changement qu’il y a eu dans notre façon d’utiliser internet, l’apparition des réseaux sociaux, l’exhibitionnisme à outrance, et nos nouvelles façons de communiquer… Même si ce n'était pas forcément glorieux avant, la ligne "droite décomplexée" de Copé, le catholicisme militant et la Manif pour tous, la remise en question du droit à l’avortement, ça n'était pas assez affirmé pour qu'on en parle à la télé. Tout a fleuri en même temps que Facebook, twitter, et de nouvelles habitudes vis-à-vis d’Internet. Ça mérite qu’on s’interroge, non ?
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