La non-mixité en question
Pour moi, la non-mixité et la défense des égalités sont deux concepts intrinsèquement opposés. Je suis toute prête à écouter vos arguments en faveur de leur compatibilité, mais bonne chance pour me convaincre, l’impossibilité de les concilier me paraît tellement évidente que je n’arrive même pas à comprendre qu’on ait pu envisager de le faire.
Attention, je ne suis pas en train de diaboliser la non-mixité. Je peux comprendre le concept comme quoi seul un alcoolique peut comprendre un non alcoolique, seule une victime de viol peut comprendre une autre victime de viol, seul quelqu’un qui souffre de la même souffrance peut comprendre quelqu’un qui souffre. Simplement, j’affirme que ce serait une erreur de qualifier cette démarche thérapeutique de démarche égalitaire. Question de bon sens. En tant que démarche thérapeutique, je ne la remets pas en question. Je ne suis pas nécessairement d’accord avec l’idée, mais je la comprends. Donc, faire des réunions d’alcooliques, de victimes de viol, de personnes en souffrance, même si je n’aurais pas forcément une grande foi en l’efficacité de la manœuvre, je vois l’intérêt d’essayer. La tenue de la réunion ne fera pas disparaître la source de la souffrance, mais ce n’est pas le but, le but est d’aider la victime à accepter cette souffrance, et à vivre avec.
J’ai déjà plus de mal quand il s’agit de tenir une réunion entre victimes de discrimination. La discrimination n’est pas une fatalité à laquelle on est tenu de se résigner, donc inutile de s’épauler entre victimes dans le but de s’aider à se résigner. Tellement inutile que ce n’est pas ce qui se passe dans ce genre de réunions. Le but est d’organiser la lutte contre les discriminations. Lutte qui gagnerait, selon moi, à ne pas être menée par les seules victimes : l’existence d’une injustice ne devrait pas être un problème uniquement pour ses victimes, elle devrait être un problème pour tout citoyen responsable. Organiser cette lutte entre victimes, c’est partir du principe que seules les victimes peuvent avoir un regard éclairé sur l’injustice qu’elles subissent et donc agir intelligemment contre elle. Ce qui de mon point de vue est faux, puisque, concernées, elles ne peuvent avoir qu’un point de vue subjectif sur les événements ; seul un témoin extérieur peut avoir un jugement objectif. Encore faut-il qu’il se donne la peine d’observer, donc admettons que seules les victimes s’intéressent à l’injustice. Mais dans ce cas, inutile de poser la non-mixité comme condition de la réunion, elle sera non-mixte par la force des choses, et si un tiers non-victime y entre, c’est une plus value pour la cause, donc ça ne sert à rien de le mettre à la porte. Mais bon, je comprends qu’il y ait débat, je comprends qu’on défende l’idée d’une réunion uniquement entre victimes. Là encore, je n’ai pas grande foi en l’efficacité de la manœuvre, mais je vois l’intérêt d’essayer. L’union entre victimes donne confiance en soi, et donne le courage de se rebeller contre l’injustice dont on souffre.
Là où je ne comprends plus, c’est quand il s’agit de faire une réunion entre gens du même sexe, de la même couleur, ou de la même orientation sexuelle. A part si on part du principe que toute personne d’un certain sexe subit des discriminations à cause de son sexe et qu’il faut se regrouper entre victimes, mais ça, je sais que c’est faux. Je suis une femme et je n’ai pas subi le tiers de ce que mes consœurs Afghanes subissent, je ne me sens aucun droit de me déclarer aussi victime qu’elles de la discrimination. Même sans aller jusque là, je vois bien, en me basant sur les témoignages de femmes européennes sur internet, que je ne suis pas victime d’autant de discrimination que les personnes pour lesquelles sont organisées ces réunions de victimes. Je n’ai jamais été violée, ni harcelée sexuellement, mes amis masculins me traitent en égale, on ne m’a pas éduquée dans l’idée que j’étais une victime ou que je devais me soumettre, rien de ce qui m’a été refusé professionnellement ne m’a été refusé à cause de mon sexe, bref, à part la drague lourde dans la rue et quelques remarques déplacées sur mon physique et ma tenue, j’ai la chance de ne jamais avoir subit de vrais préjudices du fait d’être une femme. Ce n’est pas ça qui m’empêche d’attacher une grande importance aux égalités, c’est même une grande part de ma motivation, je veux que d’autres aient la même chose que moi. Est-ce que ça m’empêche de croire les témoignages de celles qui ont subit les préjudices que je ne subit pas ? Non, mais si jamais je me mobilise pour elles, ce sera en tant que tiers, pas en tant que concernée. On peut aussi partir du principe qu’appartenir au même sexe donne des schémas de pensée, des centres d’intérêts communs, et que la réunion sera d’autant plus plaisante qu’on sera entre gens qui se ressemblent. Mais ça aussi, je sais que c’est faux. Beaucoup d’hommes me ressemblent. Beaucoup de femmes ne me ressemblent pas. Et quand bien-même, dans ce cas, inutile de rendre la réunion non-mixte, elle sera non-mixte par la force des choses, et si quelqu’un de l’autre sexe ou de l’autre couleur y entre et y trouve sa place malgré tout, ce sera une plus value pour lui et pour ses interlocuteurs, donc ça ne sert à rien de le mettre à la porte. J’aurai toujours du mal avec ce concept, mais admettons, admettons qu’on se sente mieux entre gens qui se ressemblent, qui pensent pareil, qu’on préfère le confort de l’uniformité à l’inconfort de l’altérité. Mais dans ce cas là, il ne faut pas déclarer que le but de la réunion est la défense des égalités. Ça ne l’est pas. Le but, c’est de rendre les inégalités plus agréables à vivre. Pour les faire disparaître, il faudrait convaincre ceux qui les causent. Il faudrait travailler avec l’ensemble de la société pour réorganiser les choses de manière équitable. Et surtout, il faudrait avoir l’honnêteté intellectuelle d’être équitable soi-même, et accorder les mêmes droits à tout individu, quel que soit son sexe, sa couleur ou son orientation sexuelle.
Seulement, voilà, il y a cette petite spécialité française qu'est le féminisme différentialiste.
En général, et ça ça ne vous aura sans doute pas échappé, je ne suis pas une grande fan des adjectifs en iste qu'on ajoute derrière le mot féminisme. Dans mon esprit, être pour l'égalité des hommes et des femmes, c'est un concept simple, qui ne nécessite pas plus de nuance. Je me suis toujours contentée de vivre mon féminisme au quotidien, dans une attitude de vigilance envers les injustices, prête à me mobiliser dès que l'une d'elles se manifestait. Ça m'a toujours paru une attitude suffisante pour m'affirmer féministe, et, jusqu'à ce que je réalise que l'attitude fanatique de certains féministes incitent le citoyen lambda à devenir réactionnaire, je n'ai jamais été confrontée à une situation nécessitant de pousser la réflexion sur le féminisme plus avant. En conséquence, je ne me suis jamais vraiment intéressée plus que ça aux différents courants du féminisme. Je ne me penche sur la question qu'à présent, et il se peut que je fasse des contresens sur les grandes idées véhiculées par ces différents courants.
Donc, d'après ce que j'ai compris, le féminisme différentialiste, très inspiré par Lacan et par la psychanalyse, part du principe qu'il y a bel et bien une identité féminine, commune à toutes les femmes, mais que des siècles d'oppression par le patriarcat ont empêché de découvrir ce que c'était réellement. On aurait, pendant tout ce temps, défini la féminité comme le contraire de la masculinité (les hommes sont forts, les femmes sont faibles, les hommes sont rudes, les femmes sont douces, les hommes sont ????, et les femmes sont coquettes, les hommes sont ????, et les femmes sont insatiables, possessives, jalouses...) Bon, bref, on saurait qu'il y a une identité féminine, que ce n'est pas celle qu'on a prétendu pendant des siècles, donc, maintenant, la chose à faire serait de se rassembler entre filles pour arriver à déterminer qui nous sommes. D'où l'intérêt des réunions non-mixtes. D'où, aussi, le fait de ne pas considérer la non-mixité comme contraire à l'égalité.
Sauf que...
D'une part, si on a véhiculé pendant des siècles la fausse image comme quoi les femmes étaient obligatoirement sensibles et faibles, on a véhiculé pendant des siècles la fausse image comme quoi les hommes étaient insensibles et invincibles. Tenus de ne jamais pleurer, de ne jamais perdre, de ne surtout pas être célibataire (ni même monogame) sous peine de passer pour un nul, les hommes aussi ont subi une pression qui les ont empêchés de comprendre ce qu'était réellement l'identité masculine. Donc, si on pousse à fond la logique du féminisme différentialiste, ça ne devrait avoir rien d'inégalitaire d'avoir des clubs réservés aux hommes, des réunions réservées aux hommes, ça devrait être au contraire l'occasion pour eux de trouver leur identité masculine, qui n'est pas, comme on leur a fait croire pendant des siècle, celle de superhéros infaillibles et dominants, impossible à être, et extrêmement étouffant à essayer d'être. Dans les faits, ce dernier cas de figure, des clubs réservés aux hommes, est très mal vu. On part du principe que les hommes qui se rassemblent entre eux le font pour s'entretenir dans leur fausse image de masculinité surpuissante, ou alors on part du principe que cette fausse image est en réalité vraie (ce qui est excessivement flatteur). En tout cas, on n'accorde pas aux hommes le droit de se chercher comme on l'accorde aux femmes.
Mais quand bien même, le simple fait de s'isoler entre personnes du même sexe ne me semble pas constructif.
Déjà, l'idée qu'il y ait une identité commune à toute personne du même sexe, j'y résiste. Des similitudes morphologiques, ok. Un taux d'hormones à peu près équivalent, admettons. Des réactions similaires dans des circonstances similaires, j'ai plus de mal à y croire. Comme j'ai dit plus haut, je connais des femmes qui ne me ressemblent en rien, et des hommes qui me ressemblent beaucoup.
Mais admettons. Admettons qu'il existe une identité féminine spécifique, une féminitude. Je ne sais pas quelle elle est, et en tant que femme, ça ne me manque pas du tout. Je sais qui je suis. Je sais, en général, pourquoi je le suis. Ce qui, dans ma façon d'être, est du au fait que je sois une femme, je ne vois pas ce que ça m'apporterait de savoir que c'est du au fait que je sois une femme. L'important est que je me laisse le droit de l'être. Et je me sentirai le droit de l'être dans une société ou il n'y a pas d'opprimé, ni parmi les femmes, ni parmi les hommes, ni parmi les noirs, ni parmi les homosexuels. Dans une société fondée sur l'inégalité, le fait que je ne fasse pas partie du groupe opprimé ne me donnerait pas assez confiance pour être moi, puisque dans une société fondée sur l'inégalité, je n'aurais jamais la garantie de ne pas me retrouver, du jour au lendemain, cataloguée dans le groupe des indésirables. La seule condition qui me permette d'oser être moi, c'est de savoir que tout le monde autour de moi, sans exception, a le droit de l'être, dans la mesure où il ne fait de mal à personne, donc moi aussi.
Et puis, trouver son identité, à quoi ça sert, concrètement ? Quand on vit seul, on n'a pas besoin de savoir qui on est. Trouver qui on n'est n'a qu'un seul but, l'affirmer devant l'autre pour pouvoir coexister avec lui sans se faire bouffer. A partir de là, s'isoler quelque temps pour un travail de réflexion préparatoire peut être utile, mais la vraie découverte de soi se fera par la confrontation.
Bref, je reste encore et toujours contre les réunions non-mixtes.
Admettons que la non-mixité protège les femmes. Qu’elle protège les faibles en général. Admettons, même si je pense le contraire, qu’elle est une bonne chose, qu’elle ne peut avoir que des conséquences positives. Même en admettant tout ça, il reste une chose qu’elle n’est pas, c’est égalitaire. L’égalité signifie que tout individu a les mêmes droits et les mêmes devoirs vis-à-vis d’autrui. Ce n’est pas le cas si le choix de qui a le droit d’assister à une réunion dépend de qui a un pénis et qui a un vagin.
En ce qui me concerne, si votre réunion est interdite aux hommes, j’estime qu’elle m’est interdite, car je m’estime l’égale d’un homme. Non, soyons plus sérieux. Vous souhaitez voir votre forum, votre club, votre rassemblement, réservé aux filles parce que vous « vous sentiriez moins à l’aise et moins libre de parler en présence d’un homme ». Pourquoi ? De deux choses l’une. Soit vous estimez qu’un homme ne comprendra pas, et émettra sur vous un jugement erroné. Ca arrivera effectivement sans doute, mais ça a tout autant de chances d’arriver avec les femmes que vous acceptez à votre réunion. Soit vous avez l’intention de vous plaindre du groupe interdit d’entrée, ici les hommes, sans que ça ait de conséquences. Bon. Je me projette très bien dans la situation. Votre mec vous saoule, mais vous avez compris depuis longtemps que la confrontation directe n’aboutirait à rien, qu’il valait mieux l’amener progressivement, doucement, diplomatiquement, à adopter un comportement qui vous satisfait plus. Mais comme c’est long, et qu’il vous faut tenir le coup jusqu’au résultat, vous avez bien besoin de lui casser un peu de sucre sur le dos en son absence. Est-ce nécessaire pour ça que vos interlocuteurs soient toutes des filles? En toute sincérité, je ne crois pas. Si vos plaintes sont justifiées, n’importe qui les comprendra, si elles ne le sont pas, n’importe qui les jugera. Peut-être un ami homme, qui a déjà vécu une situation similaire pourra vous dire « il se peut que ton mec, s’il réagit comme ça, c’est pour ça, en tout cas c’est comme ça que je raisonnerais à sa place » mais ce genre de remarque peut aussi vous être fait par une amie femme, il suffit de s’être retrouvé une fois dans une situation similaire et ce, du côté où vous n’êtes pas. Que ce ne soit pas le moment de vous en parler, que ça ne vous intéresse pas de vous mettre à la place de votre mec tant qu’il ne se met pas à la vôtre, c’est une affaire entendue. Tout ce que je veux dire, c’est que ce n’est pas supprimer les hommes de la liste de vos confidents qui vous évitera ce genre de commentaires, et que ce faisant, vous réduisez de moitié le nombre d’oreilles attentives et bienveillantes qui étaient prêtes à vous laisser vous épancher. C’est dommage, non ?
Pour en revenir à un exemple plus concret, on m’a déjà expliqué que si les hommes étaient admis sur le forum de Madmoizelle, les Madmoizelles ne pourraient pas discuter librement entre elles de leur vie sexuelle et des problèmes qu’elles y rencontrent, ni demander de conseil.
Je dirais bien qu’un forum que n’importe quel visiteur peut lire n’est pas le meilleur endroit pour discuter de sa vie sexuelle, mais cette question-là est (malheureusement) réglée depuis la création de facebook. Aujourd’hui, il n’y a pas de meilleur endroit qu’Internet pour parler de ses secrets les plus intimes. Donc passons. Les Madmoizelles ont besoin de conseils d’ordre sexuel, elles ont besoin de poser la question en toute confiance, et d’obtenir des réponses bienveillantes. Le forum est lisible par les visiteurs, mais ce n’est pas ça qui les arrête. Que les hommes puissent voir leur question, peu importe, du moment qu’ils n’ont pas la possibilité d’exprimer leur opinion sur ce qu’ils viennent de lire. Pourquoi est-ce que le fait de pouvoir être lue par des hommes n’inhibe pas les Madmoizelles autant que les inhiberait le fait d’entendre des hommes répondre à ce qu’elles viennent de dire ? J’avoue que j’ai du mal à comprendre.
En tous les cas, vous ne me verrez jamais sur le forum de Madmoizelle. J’ai bien tenté de m’y inscrire, une fois, mais mon inscription a été supprimée sans procès ni message d’excuse. Je voulais savoir exactement sous quels arguments on pouvait justifier, au XXIème siècle, d’interdire un espace de sociabilisation à la moitié de la population… Je m’étais donc inscrite sous un pseudo incontestablement masculin, avec une adresse gmail créée pour l’occasion et dans laquelle j’avais indiqué mon sexe comme étant masculin, bref, je voulais à tout prix me faire passer pour un garçon.
D’accord, l’image du Captain America de Rob Leifeld comme Avatar, c’était du troll pur et simple, mais tout de même, je m’attendais à ce qu’on m’envoie un mail pour justifier mon renvoi. Mais à ce moment, pour la personne en charge des validations d’inscription sur le site de Madmoizelle, j’étais un homme, donc une créature dépourvue de sensibilité, peut-être même malveillante, en tout cas, quelqu’un auprès de qui il n’y a pas besoin de justifier qu’on ne veuille pas de lui.
Ah, oui. Cette personne en charge de la validation des inscriptions, fondatrice du forum Madmoizelle et décisionnaire quant au sexe des gens désirables et non désirables sur ce forum se trouve être…
un homme.
Crédit image : Captain América, Rob Liefeld